Tintin et les Picaros

 

Sorti en 1976, Tintin et Les Picaros marquait le retour du petit reporter, huit ans après le formidable  Vol 714 pour Sydney. Si l’album connu un immense succès commercial, la plupart des critiques furent assassines, pointant du doigt les faiblesses graphiques, scénaristiques ainsi que les soit disant dérives idéologiques de l’oeuvre.

Au delà de l’abandon de ses culottes de golf, Tintin n’était soit disant plus Tintin. Initialement appelé Tintin et les Bigotudos, le scénario pensé dans les années 60, connaîtra plusieurs années d’errance suivies d’une longue interruption avant de trouver sa voie finale. Je vous invite au passage à consulter le livre Hergé et les Bigotudos de Philippe Godin qui retrace le cheminement créatif de l’oeuvre. Sans revenir sur ces critiques cent fois rabâchées, la relecture de cet album m’a laissé une curieuse impression. Certaines cases trahissent à l’évidence une présence plus appuyée des assistants du maître, qui se targuait de se préserver l’exclusivité du dessin de ses personnages. Trop souvent, une nuque raide, une oreille trop grande ou une houppette mal posée permettent d’en douter.
D’autres auront noté que Les Picaros, c’est l’irruption du bruit et d’une forme de vulgarité dans l’univers autrefois si lisse d’Hergé. La femme d’Alcazar, Séraphin Lampion et ses turlurons plus beaufs (ou « belgicains ») que jamais, les Picaros ivres et j’en passe. Un recours inhabituel aux gros plans confirme cette tendance. Hergé s’est-il laissé piégé par l’air du temps ou a-t-il voulu dénoncer les travers d’une époque qui n’était plus la sienne ?

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Le scénario éclaire les personnages sous un jour nouveau. L’attitude de Tintin, très en retrait dans cette aventure, semble trahir l’état d’esprit d’Hergé lequel selon ses propres termes aspirait à plus de sérénité. Avec l’âge l’auteur tendait à prendre plus de recul sur les choses. Paraphrasant Nietsche il disait volontiers : « Toute conviction et une prison… L’homme qui parvient à les abandonner est beaucoup plus libre ». Tintin reste donc à la maison, Haddock ne supporte plus le whisky… Alcazar, devenu chef de guérilla, se retrouve surpris en pleine vaisselle, martyrisé par une épouse laide et autoritaire. Les crayonnés originaux nous indiquent qu’Hergé avait même prévu de faire porter une moumoute au général (gommée à l’encrage). Ce dernier ne vaut finalement pas mieux que son rival Tapioca, dont Tintin parvient à empêcher l’exécution in extremis.
Cet album confirme donc la volonté d’Hergé de briser le manichéisme de son petit monde, tendance amorcée avec l’album précédent, Vol 714 pour Sydney, où les méchants historiques se retrouvaient fort ridiculisés.

La dernière case est édifiante. Hergé finit par mettre dos à dos les successions de dictatures militaires qui gangrénaient l’Amérique du Sud au cours du 20e siècle. Du coup l’ouvrage connut une violente réaction des milieux d’extrême gauche, très en vogue à cette période. Le renversement d’Allende en 1973 au Chili par le général Pinochet donnait une toute autre dimension à cette histoire. Tapioca assimilé au dictateur Chilien et Alcazar à Fidel Castro, il n’en fallut pas plus pour qu’Hergé soit à nouveau qualifié d’affreux réactionnaire. Rien de tout cela pourtant. L’auteur revendiquait son désir de distraire tout en prenant de la hauteur sur les sujets d’actualité qu’il ne manquait jamais d’évoquer.

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Enfin si l’on considère que le rôle d’une couverture consiste à susciter la curiosité préalable à toute pulsion d’achat, celle des Picaros est un modèle du genre.
Poursuivis par un mystérieux adversaire, nos héros courent dans une jungle épaisse. Le capitaine Haddock ouvre la marche, précédé par un Tournesol indigné désignant le sommet d’une pyramide. En arrière plan, Tintin couvre la fuite de ses camarades et jette un coup d’oeil derrière lui. Il s’agit là du parfait condensé d’une intrigue qui donne envie d’en savoir plus. Pourquoi ces personnages se trouvent ils dans la jungle ? Qu’est ce qui motive leur fuite ? Qu’est ce qui provoque le courroux de Tournesol ? Quelle menace semble redouter Tintin ? etc etc…

Les albums d’Hergé restent des modèles de travail propre et équilibré, motivé par un immense respect du lecteur. Les scènes de carnaval mettent en valeur le prodigieux travail du génial Bob de Moor, décorateur en chef des studios.
Pour l’anecdote, Tintin et les Picaros comptait à l’origine une planche de trop. Cette erreur de numérotation contraint l’éditeur à exiger le sacrifice d’une page. Il s’agira de la page 23 numéroté 22bis que nous reproduisons ci dessous.
Enfin au moment de l’encrage, on réalisa que la période du Carnaval se passant en février, une veste fut rajouté à Tintin sur les premières planches.

Les amateurs se réjouiront des premières pages de l’album et des documents rassemblés à ce sujet sur Tintin.com