Devenez un écrivain maudit

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Le statut d’écrivain maudit fait partie du paysage culturel français. Passer ses journées à refaire le monde tout en jouissant d’un certain prestige social peut faire rêver plus d’un paresseux. Mais quels que soient vos talents littéraires, sans un minimum de marketing, stagnation et anonymat vous pendent au nez…

Alors oui, la compétition est rude, mais n’ayez aucune inquiétude. La recette, bien que déjà éprouvée, reste adaptée à cette époque où le paraître tient lieu de boussole…

Puissent donc ces humbles conseils vous permettre d’atteindre l’objectif et bâtir votre légende !

Commencez par créer un pseudonyme. Une méthode simple consiste à choisir votre second prénom et la rue de votre enfance. Notez que cette méthode pourra aussi être utilisée si vous vous lancez dans le milieu pornographique.

Trouvez un café ! Passez-y beaucoup de temps, de préférence toujours à la même table, choisie au préalable avec soin. Dans l’idéal, elle sera assez isolée pour protéger votre petit univers, mais assez proche de l’entrée pour être aperçue au premier coup d’œil.

Buvez beaucoup ! Tels Bukowski ou Hemingway, votre consommation éthylique construira une partie de votre mythe. Les foies fragiles feront illusion et se contenteront de thé glacé.

Pour écrire, adoptez les carnets ! Le papier est un support vivant et sensuel, en contraste avec ce tout numérique que vous dénoncez dans vos pamphlets. Si l’usage de feuilles volantes évoque une correspondance passionnée, le format relié symbolise l’œuvre achevée, Graal d’une publication aboutie.

Le vrai génie se reconnaît à sa lenteur : écrivez donc le moins possible, mais parlez-en abondamment ! Face à l’impatience du public, prétendez « explorer l’instant » et « déconstruire la forme » ! Évoquez, d’un air pénétré, votre « trilogie conceptuelle » en gestation, attendue par le Tout-Paris.

Multipliez ainsi les projets inachevés ! Remplissez vos tiroirs de manuscrits avortés, d’essais décousus et de poèmes sans queue ni tête : cela vous évitera d’avoir à être jugé sur une œuvre complète.

Soyez en démonstration permanente ! Cultivez votre cuistrerie sur le fumier de l’ignorance. Un auditoire composé de béotiens vaniteux ne manquera pas de venir s’abreuver de vos paroles.

Apostrophez, polémiquez – de préférence plus haut que votre cul ! À cet égard, trouvez une réserve de trois ou quatre auteurs inconnus (appelons-les A, B, C…) dont vous ressasserez les écrits, quitte à les inventer. Si l’on vous coince sur quelque chose que vous n’avez ni vu, ni lu, haussez les épaules en expliquant que depuis B ou C, le sujet n’a plus jamais été traité de façon aussi pertinente.

Critiquez, n’aimez rien et critiquez encore ! Rien ne doit trouver grâce à vos yeux érudits ! C’est facile et payant. Vous remarquerez à quel point une opinion négative protège toujours le charisme de celui qui l’émet. Vous augmenterez ainsi votre aura sans avoir pris le moindre risque.

Laissez-vous aller à une perpétuelle réaction, quitte à vous contredire sans cesse ! Devenez altermondialiste face aux bourgeois et « anar de droite » face à la gauche. Vous remarquerez au passage que cette dernière appellation justifie n’importe quelle position extravagante. Prenez garde toutefois à ne pas sombrer dans un conservatisme primaire qui pourrait s’avérer contre-productif.

Méprisez le succès des autres ! Clamez haut et fort votre indifférence à la reconnaissance, tout en jalousant celle de vos concurrents. Accusez la corruption du système, les réseaux de copinage, les prix truqués et la médiocrité du lectorat. Transformez votre aigreur en posture de grand incompris !

Ne perdez jamais une occasion de citer vos aphorismes dans les conversations. Cela palliera avec grâce le silence du monde, tout en posant les bases de votre culte !

Enfin, si personne ne comprend vos écrits, plaidez le surréalisme !

Faites cela tous les jours jusqu’à ce que vous vous fassiez virer du café, puis trouvez un autre café, ou un autre quartier si vous avez été trop loin… Et recommencez !