Rue Érard, le béton de l’enfance
Je suis né en Janvier 1976. À cette époque, les arrondissements de l’Est parisien achevaient une première mutation. Les paysages se transforment à mesure que les industries désertent la ville. Ici et là les étages s’accumulent. Les grands ensembles succèdent aux masures, et les classes moyennes aux ouvriers. De cette réorganisation, il ne reste plus que quelques ruelles et passages destinés aux curieux du XXIe siècle, et j’en sais quelque chose.
À compter de la seconde moitié du XIXe siècle, Paris s’organisait pour gérer l’arrivée en masse de nouveaux arrivants qu’imposaient les chantiers des diverses Expositions Universelles. Beaucoup de quartiers périphériques furent ainsi urbanisés à la va-vite pour loger les classes populaires. Souvent bâtis avec des matériaux bas de gamme, la plupart de ces immeubles vieilliront mal. Aubaine pour les promoteurs, nombre d’entre eux seront déclarés insalubres à partir des années 1950. Tolbiac, Place des Fêtes, Plaisance, Bercy … Des rues entières finiront rasées au profit d’autre chose. Ateliers d’artisans et cours pavées laisseront la place aux façades lisses des quartiers d’affaire. Au milieu des grues, subsisteront quelques bâtiments en sursis. Leur tour viendra, les tours viendront et quelques dents usées grinceront en vain.
Un jour qu’il fustigeait ce phénomène à la télévision, l’auteur Leo Malet, indécrottable piéton de Paris se vit traiter d’homme du moyen-âge par l’un de ces architectes rénovateurs, lequel habitait un hôtel particulier à Passy.
Génération après génération, le mépris de ceux qui savent reste la constante intemporelle de l’équation. Prétentieux, sans âme, certains de ces nouveaux bâtiments peineront à trouver preneur. Par exemple, la désaffection des baby-boomers français pour les tours de la Porte de Choisy permettra l’émergence du quartier asiatique.
Conscient parfois de trop en faire, certains programmes vantaient leurs mérites de convivialité. C’est le cas de l’immeuble du 11 rue Erard (Paris 12) achevé en 1969, dans lequel je devais passer les quatre premières années de ma vie.
Cette année là, trois architectes dessinent un groupe d’immeubles dans le cadre du programme de rénovation du quartier Saint Eloi. Loin d’imaginer un lotissement banal, le design devait rappeler l’empilement de maisons individuelles. La démarche est sympathique, l’idée bien vendue, mais le résultat un peu vain. L’immeuble une fois monté évoque une sorte Tétris bancal.
Nous vivions au second étage, tout de suite à gauche en sortant de l’ascenseur. D’une taille respectable, l’agencement de l’appartement avait été optimisé avec soin. Les pièces à vivre isolées des chambres, respectaient l’intimité de chacun. Idéal pour un jeune couple avec enfants. À la nuit tombée, mon jeune frère et moi restions parfois plusieurs minutes le nez collé à la vitre de notre chambre, fasciné par les scintillements des fenêtres d’en face.
Au rez-de-chaussée du bâtiment se trouvait le fournisseur officiel de mes fonds de culotte, un bazar vestimentaire que nous avions rebaptisé « La dame des pantalons ». J’en garde l’image d’un sombre dédale d’étoffes suspendues. Combien de fois me suis-je débattu au cœur de ces méandres de vêtements tandis que je cherchais à rejoindre ma mère ? Autres temps, je garde le vague souvenir d’une légère fessée administrée par le propriétaire pour cause de trop grande agitation. L’endroit a récemment disparu, absorbé par le local mitoyen. Contre toute attente, cette petite boutique avait survécu des années durant.
L’enfance encore et toujours. Ces blocs de bétons empilés ont imprimé leur marque, et complètent au passage mon iconographie seventies : banques aux vitres fumées, téléphones à grosses touches, tapis à poils long, objets pop art, plastique orange et cendriers dans les ascenseurs.
Les appartements sentaient le tabac froid. Les chauves ne se rasaient pas le crâne, les moustaches occupaient les visages et l’on portait encore volontiers la cravate. Beaucoup de trentenaires en paraissaient alorss cinquante.
Un peu plus bas, sur le trottoir d’en face se trouvait un petit magasin Intermarché, dont l’enseigne orange me fascinait. J’y accompagnais souvent ma mère faire les courses. Cette approche parallèle du monde extérieur me sortait du cocon de ma routine scolaire.
L’endroit n’était pas grand mais il m’arrivait de m’y perdre… Et à quatre ans, les rayons comme les peurs prennent une toute autre dimension ! À l’évidence, une fois égaré, « jamais personne ne pourrait me retrouver ». Le plus souvent, la tragédie s’achevait par un « Tu étais là toi ? » au détour d’une allée.
J’y suis repassé récemment. Remise au goût du jour, la superette est toujours là, une mention express accolée à l’enseigne. L’ensemble me déçoit. L’éclat de mon souvenir semble éteint. Tout semble fade, noyé dans une triste enfilade. Qu’importe… Planté à quelques mètres de l’entrée, je me perds dans d’inutiles mélancolies. Les portes coulissantes viennent de laisser entrer une mère et son enfant. Je souris en songeant qu’à cet instant précis, le petit n’imagine pas les dangers que ce labyrinthe lui réserve… Sans doute dans trente ans, écrira-t’il la suite de ce chapitre.
Nicolas Bonnell

