Paris 1781

Hoffbauer – Place de Grève 1740

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La première quinzaine de mon séjour dans la capitale fut presque entièrement consacrée à visiter cette ville fameuse dont l’aspect était si différent alors de ce qu’il est devenu sous une administration mieux organisée. Alors, en effet, plusieurs ponts sur la Seine étaient encore couverts de maisons; alors tous les plus beaux monuments étaient déshonnorés par une ceinture de misérables échoppes qui en obstruaient tous les contours.
À chaque crue de la Seine, les eaux envahissaient plusieurs quartiers où l’on ne pouvait plus pénétrer qu’en bateau. L’éclairage des rues était si imparfait que, pour se conduire le soir, il fallait le plus souvent recourir à la chandelle du falotier placé au coin de chaque rue, et qui vous accompagnait moyennant une modique rétribution.
Lorsqu’un évènement politique était célébré par des réjouissances publiques, elles avaient lieu sur la place de Grève, sur cette même place où on faisait aussi l’exécution des condamnés, et toute la population parisienne s’y portait en foule se pressant dans cette étroite enceinte. C’est là que, aux jours de fête, on distribuait à la population du vin et des comestibles; là aussi se tirait, sur le bord de la rivière, au point où se trouve aujourd’hui la tête du pont d’Arcole, l’indispensable feu d’artifice; et aucune mesure de précaution n’était prise par la police pour prévenir les dangers inséparables du rassemblement de cette multitude exposée à une grêle de fusées, dont les débris enflammés pleuvaient sur la tête des curieux.
Les voitures étaient admises à circuler ou à stationner dans les rues adjacentes, et j’ai vu le gouverneur de Paris, qui dans ces occasions se rendait à l’Hôtel-de-Ville dans une voiture à six chevaux, escorté de ses pages et de ses hoquetons, fendre la presse et se frayer un passage à travers cette foule, à l’aide de deux ou trois valets de pied montés derrière son carrosse, et qui, armés de longues torches allumées, les secouaient à chaque pas, brûlant à droite et gauche les perruques des hommes et les bonnets des femmes, dont les cris, les invectives et les imprécations leur servaient d’amusements.
Dans tous les spectacles, et même à l’Opéra, le public du parterre était condamné à rester debout pendant quatre heures, en butte à toutes les oscillations d’une foule turbulente et parfois un peu suspecte. Une seule exception à cet égard existait dans le petit théâtre d’Audinot, que remplace aujourd’hui l’Ambigu-Comique, théâtre autrefois desservi par des enfants, et où, malgré l’adolescence des acteurs qui leur avaient succédé, on lisait encore sur la toile ces mots faisant allusion au nom de leur directeur: Sicut infantes audi nos.

Dans ce temps enfin, presque toutes les affaires se faisant à Versailles où siégeaient les ministères avec tous leurs bureaux, il fallait, quand on n’avait pas d’équipage, s’y rendre dans les voitures d’un entrepreneur privilégié, voitures qualifiées du nom de coucous, ou d’un nom encore plus vulgaire. Le voyageur, rudement caholé, payait sa place à raison de trois livres et quelques sous. Certes, le provincial qui visite aujourd’hui cette magnifique capitale avec ses nombreux monuments, ses superbes quais où la Seine est emprisonnée, ses délicieuses promenades; celui qui parcourt sur de larges trottoirs ces superbes boulevards garnis de boutiques, où toutes les productions de luxe s’offrent tour à tour à ses regards; l’heureux dilettante qui foule aux pieds les tapis du théâtre des Italiens, ceux-là ne comprennent guère que Paris ait pu être ce qu’il était il y a soixante ans.

Souvenirs et causeries par le président B… dans la revue Magasin Pittoresque (1846)
retranscrits par Alex N – grand reporter et citoyen du temps.