Montorgueil for ever

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Le métro me crache à la station Sentier. Ce matin là, les nuages qui pourrissaient la ville depuis une semaine accordent un répit provisoire au soleil. Une lumière métallique inonde le trottoir de la rue Réaumur. Face à moi, la pente sinueuse de la rue Montorgueil file jusqu’à la nouvelle plaine des Halles.

Au nord, au niveau de ce qui est encore la rue des Petits Carreaux, une arcade aux relents champêtres marque l’entrée du Marché Montorgueil. De maigres plantes accrochées au treillage contribuent à étouffer le jaune illisible de l’enseigne. Cette frontière de pacotille m’amuse. Soutenue en sa base par deux vasques de béton, la composition évoque une guinguette de théâtre.

Une fois la porte franchie, les immeubles préservés par Haussmann valent le déplacement. Certaines façades glissent en un léger biais sur la rue. Derrière les fenêtres, les hauts plafonds révèlent leurs poutres aux badauds. Ces bâtiments témoignent d’une période ou l’urbanisme improvisait ses règles. Quatre, cinq étages, de fragiles balcons et diverses lézardes donnent à l’ensemble un cachet pré révolutionnaire. L’imaginaire travaille tant rien ne semble avoir été laissé au hasard. Quelques lanternes préservées au dessus des porches évoquent le Paris d’Eugène Sue, de Dumas ou d’Hugo. D’anciens réverbères agrémentent les coins de ruelles. À ma gauche, une enseigne « AU PLANTEUR » présente maître et esclave au sommet de leurs rapports. Le colon assis comme un prince, se fait servir par un insulaire vêtu d’un pagne et de quelques plumes. Cette image semble avoir été préservée pour le seul plaisir de s’en émouvoir.
Un peu plus bas, à l’angle de la rue Greneta, subsiste le célèbre « Rocher de Cancale » où Balzac et bien d’autres avaient leurs habitudes. L’endroit est visible de loin. La devanture bleu pâle et se heurte au doré de l’enseigne. L’inclinaison de la façade latérale évoque la fragilité des ces maisons médiévales, sacrifiées au fil des siècles par la cité moderne. L’intérieur, tout en chaleur et boiseries, confirme cette tendance. Au premier étage, la décrépitude travaillée des murs révèle diverses estampes noyées au fil des rénovations. Avis aux écrivains en herbe; pour le prix d’un repas viendrait l’inspiration.

Flânant d’un bon pas, mon appétit s’éveille. Mon esprit se perd. Les étals de marchands de saisons, fromagers, restaurants stimulent mon désir. Cette profusion d’odeurs et de couleurs nous rappelle que le bas de la rue offrait autrefois une perspective imprenable sur les Halles de Baltard. Véritable carrefour d’abondance, ce Ventre de Paris décrit par Zola était le poumon alimentaire de la cité. Dix puis douze pavillons disposés en ordre militaire occupaient alors la place du jardin en travaux. Fermés en 1969, ils ne résisteront pas aux rénovations pompidoliennes. N’est pas Zola qui veut, nous aurons l’occasion d’y revenir.

Au fil de ma progression, je m’interroge sur l’origine du nom de la rue. Le Mont des Orgueilleux aurait été raccourci en Montorgueil. Mais de quel orgueil parlons nous ? Dans Les Misérables, Victor Hugo nous donne un début d’explication : « À la fatigue, pour filer un câble, pour virer un cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d’énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des Halles de Paris.»
Au 62, un immeuble art déco évoque le souvenir d’une auberge disparue, Le Compas dont j’avais découvert quelques autochromes pris en 1914. Toujours selon Zola, ce morceau de campagne possédait une arrière cour organisée pour le ravitaillement des chevaux. La capitale a toujours su prostituer ses enseignes ! Demandez au Chat Noir de Montmartre…
Arrivé au niveau de la rue Etienne Marcel, les immeubles d’Haussmann provoquent la cassure attendue. L’axe coupe Montorgueil en un sillon brutal, insolent de modernité. À l’angle nord, la marque d’un magasin de vêtement clignote sous une verrière de fonte. Bobo-Land s’achète une histoire, c’est bien toute la faiblesse de l’ensemble.
Une fois la rue traversée, un escargot doré attire mon regard. La créature surplombe la devanture du restaurant Le Montorgueil. Un écriteau nous rappelle que l’endroit existe depuis 1832… C’est dire si l’on y mange bien ! La vétusté l’immeuble appuie le propos. Quelques mètres plus loin, à l’angle de la rue Mauconseil, le sourire d’un ange décrépi me rend la bienveillante attention que je lui accorde.
Mes souvenirs unplugged me rappellent que cette partie sud fut plusieurs fois détachée pour d’obscures raisons. On pourrait s’en moquer quoique… L’abondance atteint ici son paroxysme. Les pizzérias innovent. Devant chaque façade, un planton sacrifié tend son plateau au chaland… Goûtez avant d’entrer ! L’idée est ingénieuse et à priori peu coûteuse. En repassant quatre fois, il y aurait presque moyen de déjeuner à l’oeil.

Sur la façade du dernier restau de la zone, une fresque étrange nous tire par la manche. L’ensemble représente des clients attablés dans un esprit festif. À l’époque du chacun pour soi, cette démonstration outrancière devient presque contre productive. Un rapide coup d’oeil par dessus mon épaule confirme la chose. Au coeur d’une modernité instable, les bistrots reconditionnés vintage, rassurent… En pleine transition numérique, le Sentier draine désormais faux gavroches vrais startuppers au fil des terrasses. Au delà de ce sentiment doux amer, j’avoue que la rénovation de l’ensemble est malgré tout assez réussie. Preuve s’il en est, comme le pensait Hugo, que les démolisseurs du XIXe ont souvent eu la main lourde…

Au bout du chemin, à la pointe Sainte Eustache, l’ambiance se gâte. Montorgueil s’éteint sur la triste perspective d’un bâtiment moderne. Plantée dans entre les rues de Turbigo et Rambuteau, cette masse brouillonne étale sa laideur jusqu’à la nouvelle canopée. À droite l’église éponyme est toujours là. Pensée par François 1er comme une Notre Dame Renaissance, ce mastodonte immuable est devenu la boussole d’un quartier en perpétuels travaux. Seuls manquent aujourd’hui les monceaux d’aliments entassés en sa base et la bouche d’une station de métro déplacée avec l’arrivée du RER.
Je traverse ensuite ce qui fut autrefois les Halles. À ma droite, un grillage protège l’accès aux travaux du jardin au bout duquel se dessine au loin la silhouette circulaire de la Bourse du Commerce. Cette ancienne Halle aux blés, autrefois perdue dans l’enfilade des pavillons marchands, juxtapose la mystérieuse tour de l’astrologue construite par Catherine de Médicis.
À ma gauche la nouvelle canopée ne provoque pas le rejet que j’envisageais. L’ensemble fait plutôt bonne figure malgré la mauvaise presse subie au fil de sa conception.
Si la dynamique aérienne ouvre de nouvelles perspectives, l’ensemble me donne un sentiment étrange. En tirant sur le doré, le jaune des tuiles semble déjà fort sale… Comme si ses concepteurs savaient qu’elle ne durerait pas. Mais n’est-ce pas le destin de cet endroit en perpétuelle reconstruction ?
L’Histoire nous a montré que ce Ventre de Paris digère bien vite ses révolutions.

 Nicolas Bonnell